mercredi 21 mars 2018

Lettre à Matthieu Ricard au sujet d'Ayn Rand et de l'altruisme


Cher Matthieu Ricard,

Je lis depuis longtemps tes différents ouvrages, avec lesquels je suis assez souvent en accord (je suis bouddhiste − mais pas bouddhiste tibétain − depuis presque 40 ans). De mon côté, j’ai écrit un livre (La pensée bouddhiste) qui essaie de proposer une synthèse philosophique des enseignements des diverses écoles bouddhistes.


Je ne suis pas moi-même « randien », seulement « libertarien ». Ton article sur Ayn Rand a attiré mon attention et m’a conduit à formuler diverses remarques que je soumets à ton jugement.

Comme tu le sais, dans toute discussion il faut user des mots, mais sans être pris au « piège des mots ». Je me permets de citer à ce sujet le canon pāḷi :

Un ascète à l'esprit libéré (vimuttacitto) (…) s'exprime (voharati) avec les mots en usage dans le monde, sans être trompé (aparāmasanti) par eux. (Dīghanakha Sutta)

Les mots ont des connotations différentes, variables d’un locuteur à l’autre. Un terme aussi général que celui d’ « idéalisme » aura un sens bien différent d’un philosophe à l’autre, ou d’un essayiste à l’autre. Le terme de « nihilisme » (même quand il n’est pas appliqué au bouddhisme, ce qui est encore trop fréquent !) a différentes significations ; ainsi le philosophe Friedrich Nietzsche l’emploie dans un sens peu commun, et s’en sert pour qualifier indistinctement presque toutes les religions ou philosophies qui ne correspondent pas à la sienne.

Il en va de même pour ce qu’Ayn Rand appelle « altruisme ». En fait, l’altruisme que fustige Rand est une variété d’altruisme que l’on pourrait appeler « altruisme obligatoire ». La définition qu’en donne Rand s’éclaire dès que l’on y adjoint ce qualificatif (que je mets à dessein entre crochets dans la citation ci-dessous) :

Quel est le code moral de l’altruisme [obligatoire] ? Le principe de base de l’altruisme [obligatoire] est que l’homme n’a aucun droit à exister pour lui-même, que rendre service aux autres est la seule justification de son existence, que le don de soi (self-sacrifice) est son devoir moral le plus haut, sa vertu et sa valeur les plus élevées.

Ne confondez pas l’altruisme [obligatoire] avec la gentillesse, la bienveillance ou le respect des droits d’autrui. Ce ne sont pas des prémisses, mais des conséquences, qu’en réalité l’altruisme [obligatoire] rend impossibles. La prémisse irréductible de l’altruisme [obligatoire], son absolu, est le sacrifice de soi, c’est-à-dire : l’immolation de soi, l’abnégation, l’autodestruction, ce qui signifie que le soi représente le mal, et l’abnégation le bien.

Ne vous retranchez pas derrière des questions [éthiques] simplistes, comme celle de devoir donner ou non une pièce à un mendiant. Le sujet n’est pas là. La question qui se pose est de savoir si oui ou non vous avez le droit de vivre sans lui donner une pièce. La question est de savoir si vous devez ainsi justifier votre existence, pièce après pièce, auprès de tous les mendiants qui vous pourriez croiser. La question est de savoir si les besoins des autres viennent au tout premier rang dans votre vie et constituent la finalité morale de votre existence. La question est de savoir si l’homme doit être considéré comme un animal sacrificiel. Tout homme qui se respecte lui-même répondra : non. L’altruisme [obligatoire] affirme que oui.

(Ayn Rand Lexicon : altruism ; la traduction en français est de moi)

Rand ne défend pas un « égoïsme extrême », à moins de considérer que la recherche de l’indépendance, de l’autonomie individuelle, et le refus de forcer autrui à nous assister, soient la preuve d’un égoïsme extrême. Si l’égoïsme consiste à vouloir se prendre en charge et à ne pas peser indûment sur autrui, on ne peut que féliciter Trump ou d’autres politiciens de le promouvoir ! Et ce type d’égoïsme n’empêche pas du tout d’être altruiste, bien au contraire !

Les textes bouddhiques préconisent une « éthique de réciprocité » : on devrait aimer autrui comme soi-même, mais ni plus ni moins que soi-même, sinon on risque de tomber dans de graves déséquilibres (si l’on ne prend pas d’abord soin de soi-même, comment pourra-t-on aider les autres ?). Quelques citations, à nouveau, du canon pāḷi :

A cause du bien-être des autres, quelque grand qu'il puisse être, le propre bien-être de soi-même ne doit pas être négligé. (Dhammapada 166, traduction Prajñānanda).

Celui qui se soucie à la fois de son propre bien (attahita) et de celui d'autrui (parahita), celui-là (...) est le plus haut, le meilleur, le plus éminent, le suprême, le plus noble. (Chavālāta Sutta)

En se protégeant soi-même, on protège les autres. En protégeant les autres, on se protège soi-même. (Sedaka Sutta)

[Celui qui se juge] supérieur (seyya), égal (sadisa) ou inférieur (hīna) [à autrui] (…) ne voit pas les choses comme elles sont (yathābhūtaṃ). (Paṭhamasoṇa Sutta)

Certes, tu pourras m’objecter que le bodhisattva doit se sacrifier lui-même au bénéfice d’autrui, y compris en donnant sa vie s’il le juge bon. Mais le bodhisattva est un type d’être si particulier, sa vocation est si peu ordinaire, que l’on ne peut généraliser sa pratique. Le monde ne peut être constitué que de bodhisattvas ! Et le bodhisattva ne force personne à agir comme lui et à se sacrifier volontairement !

Il faut aussi garder en tête que Rand s’est exilée d’un pays, l’URSS, qui pratiquait cet « altruisme obligatoire » par la violence d’Etat, en nivelant toute différence et en interdisant toute initiative privée au nom de l’égalité et de la justice, fustigeant sans cesse l’égoïsme individuel, prétexte très commode pour opprimer une population. Les Chinois eux-mêmes n’ont-ils pas prétendu faire œuvre altruiste en « libérant » comme on le sait le Tibet ? Faut-il rappeler, face à une idéologie à prétentions altruistes, mais qui a fait une centaine de millions de morts au XXe siècle, que jamais « la fin ne justifie les moyens » ?

J’imagine que ce n’est pas du tout ce type d’altruisme que tu souhaites encourager, qui transforme l’être humain en « animal sacrificiel ». Dès qu’une qualité humaine, aussi belle soit-elle, prétend s’imposer par l’obligation et par la contrainte, elle perd toute valeur éthique. Il n’y a véritablement altruisme que s’il y a consentement des deux côtés, du côté de celui qui donne et du côté de celui qui reçoit.

Le rôle d’un chef politique ne devrait pas être de promouvoir des valeurs morales, mais seulement de veiller à ce que le droit de chacun soit respecté, ce qui est l’unique rôle auquel l’Etat, dans sa forme actuelle, ne peut prétendre se soustraire. La seule éthique que l’on devrait absolument respecter est l’éthique minimale de la non-agression (ce qu’on retrouve aussi dans les préceptes éthiques du bouddhisme). L’altruisme doit être encouragé, certes, mais pas mis en avant comme une obligation individuelle ou comme une norme politique.


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