dimanche 6 novembre 2016

Un débat entre Extropian et Conservator

(petites réflexions décousues sur le transhumanisme)
Conservator : Il semble, cher ami, que notre époque ait procédé à une opportune « rectification des dénominations » : ce qu’on appelait autrefois l’eugénisme s’appelle à présent le « transhumanisme ». Voudrait-on, de cette façon, mieux en cacher l’aspect inhumain ?
Extropian : Le transhumanisme s’intéresse à l’impact que pourraient avoir sur l’être humain les sciences et les technologies (biologie, informatique, nanotechnologies, etc.). Qu’y a-t-il d’inhumain dans ce programme ?
Conservator : Le but semble bien d’améliorer la qualité des hommes, comme on peut le faire pour les végétaux ou les animaux. C’est donc bien de l’eugénisme, une pratique dont l’histoire a rapporté les dégâts en Allemagne nazie, au Japon, en Chine, etc.
Extropian : La différence est que le transhumaniste n’envisage pas des programmes étatiques, donc coercitifs et imposés de force à une population, mais des choix individuels, libres et raisonnés. L’homme a toujours cherché à s’améliorer, lui-même ou sa descendance. Que trouver à y redire ?
Conservator : Pourquoi l’individu aurait-il le droit de pratiquer ce qu’on refuse aux Etats ? En quoi serait-il moins monstrueux, par exemple, de permettre à certains parents de modifier les gènes de leurs enfants pour produire des esprits supposés supérieurs qui, de plus, allons jusqu’au bout de la tentation eugénique, n’auraient aucun défaut physique ?
Extropian : Je ne comprends pas ces réticences. Cet « eugénisme » est pratiqué tout le temps, de façon naturelle, par le simple choix d’un partenaire ou d’un conjoint. Se marier, c’est déjà pratiquer une sélection génétique. Au lieu de compter sur le hasard pour avoir des enfants intelligents et athlétiques, on espère utiliser la science pour mieux atteindre le but souhaité.
Conservator : Vous voulez forcer la main de la nature pour créer un être humain qui corresponde à l'image idéale que vous en formez. Il ne faut pas modifier la nature humaine, c’est pour moi une entreprise totalitaire.
Extropian : Vous donnez un peu vite dans l’incantation et dans l’imprécation. D’abord qu’est-ce que la nature humaine ? Il y a certes une nature humaine dans le sens où un homme diffère d’un chien ou d’un caillou, mais il n’y a pas de nature humaine si par là vous entendez quelque chose de permanent, de figé pour toujours. L’homme d’aujourd’hui n’est pas le même que celui d’il y a des milliers ou des millions d’années. Il est en perpétuelle évolution. S’interdire de modifier la nature humaine, c'est se priver des moyens d’accroître nos performances ou de préserver notre vie face à de futures menaces, c’est aussi se priver d’une plus grande diversité génétique.
Conservator : Ce n’est pas libéral puisque vous imposez vos choix aux êtres ainsi « modifiés ».
Extropian : On impose toujours nos choix à nos enfants, ne serait-ce qu’en se mariant avec un(e) blond(e) plutôt qu’avec un(e) brun(e), en leur inculquant une religion donnée, en leur faisant apprendre une langue ou le piano, en les envoyant dans telle école plutôt que dans telle autre, etc.
Conservator : Le principe de précaution devrait s’appliquer, de façon à interdire ces entorses douteuses à la loi naturelle dont on ne sait quelle peut être l’issue finale.
Extropian : Le principe de précaution suppose que l’inaction n’aurait jamais de conséquence fâcheuse, alors que l’action pourrait en avoir. S’il avait été appliqué, on n’aurait trouvé ni le feu, ni le moteur à explosion, ni les antibiotiques, ni pratiquement aucune des inventions dont nous ne pourrions nous passer aujourd’hui. Je lui préfère un « principe de proaction » : c’est la liberté d’innover qui nous fait progresser, et non le refus du risque.
Conservator : Je maintiens que c’est une mentalité totalitaire qui est à l’œuvre, une mentalité qui n’a rien à envier aux pires exactions de certaines dictatures du XXe siècle. C’est un « homme nouveau » en éprouvette que vous voulez créer.
Extropian : Non, car le but n’est pas « d’améliorer la race humaine », ce qui serait une vision collectiviste et constructiviste que je rejette autant que vous. Je professe ici un progressisme libéral qui peut probablement choquer certaines personnes adeptes d’une éthique particulière, d’une éthique conservatrice ; cependant, cette volonté progressiste est tout à fait respectable et conforme à l’éthique minimale du libéralisme, qui consiste à ne pas agresser autrui dans sa propriété ni dans son intégrité physique.
Conservator : Manipuler les gènes d’un enfant à naître, ce n’est pas attenter à son intégrité physique ?
Extropian : Pourquoi, si l’intention est de lui éviter certaines maladies ou malformations, ou de lui conférer certaines qualités physiques (voire mentales − à supposer que ce soit possible, car le postulat matérialiste qui suppose que les qualités intellectuelles reposeraient exclusivement sur la génétique n’est pas prouvé) ? En outre, vous avez tort de vous focaliser exclusivement sur ce qui se passe avant la naissance. Des modifications génétiques pourraient très bien, un jour, être introduites après la naissance, permettant à l'individu de déterminer par lui-même s'il les souhaite ou non. Le degré de « science-fiction » de ces deux types de spéculations (manipulation avant naissance ou après naissance) est sensiblement le même.
Conservator : Je crois que vous fermez un peu trop vite les yeux sur les conséquences sur autrui de vos actes. Vous demandez une liberté maximale dans ce redoutable domaine de l’eugénisme en oubliant la responsabilité qui accompagne nécessairement cette liberté. Certains désaxés pourraient très bien vouloir engendrer des monstres, ou des sortes d’esclaves qui seraient à leur service. Car l’homme est égoïste.
Extropian : Une technologie est neutre en elle-même, elle peut toujours être utilisée dans un sens ou dans un autre. En outre, la génétique ne détermine pas de façon absolue ce que sera l’être après sa naissance. Ce dernier pourrait d’ailleurs aller plus tard en justice demander réparation pour des torts qu’il subirait de par des choix génétiques clairement stupides et préjudiciables opérés par ses géniteurs.
Conservator : Mais pourquoi voulez-vous jouer au démiurge ? N’est-ce pas de l’arrogance, ou pire, de l’hubris ?
Extropian : La modification de l’homme relève aussi de sa recherche du bonheur.
Conservator : Une recherche sans doute illusoire, car il n’échappera jamais à la souffrance, à la maladie et à la mort.
Extropian : Certes ! Je ne partage pas les délires de certains sur l’immortalité ou sur la toute-puissance que promettrait on ne sait quelle technologie avancée encore inexistante. Mais il n’y a aucune raison de s’opposer à de potentiels progrès technologiques, n’y d’imposer à autrui une éthique conservatrice, ennemie de la nouveauté voire de la transgression, seule façon d’avancer dans la nuit de l’ignorance et de l’incertitude. Libre à vous de penser que la nature humaine est sacrée, intangible. Mais laissez faire comme ils l’entendent ceux qui ne partagent pas ce point de vue.

mardi 12 avril 2016

Zarathoustra et l'étatiste

Zarathoustra s’était retiré dans la montagne quand il fut abordé par le Fou. Le Fou parla ainsi.

« O Zarathoustra, écoute ma sagesse et suis à la lettre mes injonctions !
- Ma religion est tellement bonne que je dois te l’imposer, pour te sauver malgré toi !
- Ma solidarité est tellement belle que je dois te voler ton argent pour en faire profiter tout le monde et te rendre moral malgré toi !
- Mon appareil d’État est tellement grandiose que je dois lui donner tous les pouvoirs pour te faire sentir combien tu es faible !
- Ma législation est tellement juste et tellement progressiste que je dois chaque jour la compléter en y ajoutant des centaines de lois et d’articles de lois pour te conduire dans le plus magnifique des dédales juridiques !
- Ma société est tellement bien organisée que tous admirent ma planification impeccable !
- Ma centralisation est tellement efficace que je sais tout sur tous, et que je veille à ce que rien n’échappe à mon regard bienveillant !

Prosterne-toi, ô Zarathoustra, car je suis le Maître des maîtres, le seul dieu dont le cadavre remue encore aujourd’hui, impavide Moloch et Léviathan tout-puissant, je suis ton État ! »

« O Fou, retourne dans ton hospice, je ne doute pas que là-bas, parmi tes congénères, tu trouveras des oreilles plus complaisantes que les miennes, et des échines plus soumises, sur lesquelles tu pourras exercer ton esclavage ! »

Ainsi parlait Zarathoustra et il quitta sa caverne, ardent et fort comme le soleil du matin qui surgit des sombres montagnes, tandis que le Fou repartait rejoindre les siens.

dimanche 10 janvier 2016

Un libéralisme étatiste ?

Dans le dernier numéro de La Nation (journal bimensuel de la Ligue vaudoise), Olivier Delacrétaz soutient l'idée (originale) que le libéralisme conduit à l'étatisme.

Exemple bien connu : si vous ouvrez les frontières aux produits agricoles, les agriculteurs suisses, qui ne sont pas compétitifs par rapport au reste du monde, vont disparaître. Il faut donc l'intervention de l’État pour empêcher les produits concurrents d'arriver sur le marché suisse (ou pour les taxer tellement qu'ils perdent tout intérêt). Le libéralisme excessif conduit à l'étatisme !

Ce raisonnement est en réalité de type collectiviste et corporatiste : il y a d'un côté les agriculteurs suisses, de l'autre les consommateurs suisses et les agriculteurs des autres pays. On décrète arbitrairement qu'il faut protéger les uns (les agriculteurs suisses) des autres, consommateurs suisses (supposés cupides) qui ne voient que le rapport qualité/prix, et agriculteurs des autres pays qui pratiqueraient une "concurrence déloyale".

Mais pourquoi devrait-on privilégier les uns aux dépens des autres ? Pourquoi le consommateur ne devrait-il pas avoir de liberté de choix ? Pourquoi interdire l'arrivée de produits meilleurs ou moins coûteux ? Si les produits suisses ne sont pas bons ou sont trop coûteux, c'est une violence faite au consommateur que de lui interdire une alternative. Et si les produits suisses sont réellement de bonne qualité, on peut présumer que le consommateur saura faire le bon choix de lui-même.

Dans tous les cas, si l'agriculture suisse mérite d'être soutenue, ne serait-ce que par patriotisme, le consommateur n'hésitera pas à le faire sans qu'on lui force la main (ou le porte-monnaie). Et si au contraire elle se complait dans la protection étatique, c'est lui rendre un bien mauvais service que de la conforter dans une médiocrité aussi facile en l'empêchant d'explorer de nouvelles pistes et de faire jouer la loi des avantages comparatifs. La social-démocratie, aussi bien que la "tendance libérale modérée", c'est le choix du marécage, de l'immobilisme, de l'oppression douce au nom de principes collectivistes.