La
philosophie est une activité intellectuelle assez particulière, si ce n’est
étrange. Relève-t-elle de la seule littérature ? de la science ? de
la logique ? de l’opinion ? Est-elle totalement rationnelle, ou
peut-elle sombrer aisément dans l’idéologie ? Peut-elle nous fournir des
certitudes ? Ou simplement nous aider à vivre ?
Au
début, on musarde dans le magasin de la pensée. On est séduit tour à tour, au
fil des siècles parcourus et des livres feuilletés, par la fortitude des
Stoïciens, le scepticisme de Montaigne, l’immatérialisme de Berkeley, le
subjectivisme de Kierkegaard, l’absurde des existentialistes. Mais on referme
la « Logique » de Hegel ou les ouvrages de Heidegger, assuré que l’on
n’a rien compris à ce qui ressemble à une vaine logomachie. On se rassure en apprenant
que Schopenhauer tient Hegel pour un charlatan et que nos contemporains
considèrent Heidegger comme un crypto-nazi, et qu’en outre ce dernier « n'a
jamais compris ce qu'il voulait dire » (selon Marcel Conche).
Littérature,
science ou jeu logique ? Schopenhauer, Nietzsche, Cioran, et bien
d’autres, sont d’abord des écrivains pourvoyeurs d’alcools forts, ensuite des
psychologues, enfin des philosophes souvent profonds, tandis que Spinoza ou
Wittgenstein, en apparence philosophes et logiciens rigoureux plutôt que
littérateurs habiles, spéculent beaucoup et errent parfois... La frontière
entre philosophie, littérature et idéologie paraît bien mince, tout compte fait.
Passé
l’âge des admirations juvéniles, on cherche quelque chose d’un peu plus
consistant.
On
tombe un jour sur l’avertissement de Revel : « un système philosophique n'est pas fait pour être compris : il est fait
pour faire comprendre. » On commence alors à se méfier de la magie du langage, du
réalisme naïf que celui-ci implique souvent, et de toutes les constructions
élaborées qui s’érigent dessus – sans parler des « démonstrations »
fallacieuses qui pullulent. On doute, avec Revel, que Descartes soit le seul philosophe
à être inutile
et incertain, tant les « systèmes »
prolifèrent autant que les Weltanschauungen les plus étranges. On comprend que la vraie philosophie est moins
destinée à donner des réponses qu’à poser des questions. Les questions
elles-mêmes peuvent être souvent mal posées, absurdes, sans objet, et les
réponses obtuses, dogmatiques, religieuses, évasives ou incompréhensibles. La
« fumisterie intellectuelle » dénoncée par Russell prolifère depuis
les sophistes grecs jusqu’aux scolastiques médiévaux adeptes des causalités
transcendantes réfutées par Kant. La leçon de Pyrrhon puis de tous ces
héritiers lointains des Sceptiques que sont Hume, Kant et les philosophes
analytiques, porte au désenchantement à l’égard de certaine activité
intellectuelle, y compris à l’égard de la science officielle, « la
plus récente, la plus agressive et la plus dogmatique des institutions
religieuses », selon Paul Feyerabend.
Comprenant que notre époque est,
comme le dit Edgar Morin, celle d’une « conscience de la destruction des
fondements de la certitude » (tant au plan religieux que scientifique), on
prend de plus en plus ses distances à l’égard du marécage des opinions, et l’on
recherche dans la philosophie d’abord des thèmes de réflexions, des lignes
directrices pour de futures investigations, et même une aide pour mieux vivre, après
avoir renoncé définitivement à y trouver des vérités absolues. C’est ainsi que
nous comprenons la métaphysique, qui n’est donc pas une science, mais un lieu
de confrontation
des arguments.
Un fil rouge a été pour moi le
phénomène de la volonté, examiné notamment dans le cadre de l’idéalisme
allemand (mais pas seulement). Non comme principe ontologique, fondement réel de l'être et des
choses, mais comme clé explicative, ou interprétation
(au sens de Nietzsche). La volonté
individuelle se pose comme point de départ obligé de toute réflexion
économique, politique, métaphysique ou éthique, sans que l’on affirme pour autant
un libre arbitre de cette volonté (cette dernière hypothèse métaphysique très
forte est refusée, avec raison, aussi bien par Spinoza que Schopenhauer ou
Nietzsche).
La
volonté se décline selon différents aspects, qui vont du conatus spinozien
au vouloir-vivre de Schopenhauer, l'Unique de Max Stirner ou la volonté de
puissance de Nietzsche, le désir ou la pulsion freudienne, etc. La vie sociale
peut alors être réinterprétée comme intersubjectivité, affrontement ou
interaction des volontés individuelles entre elles : le marché ou
l’association seraient des modes d'interaction pacifique des volontés (au
contraire de la guerre) tandis que l’État serait l'instrument d'une volonté
coercitive arbitraire, prétendument générale mais à la discrétion des puissants
du moment. En économie, la valeur serait une mesure du désir des volontés, et
la croissance, la création de valeur, seraient illimitées, comme l'est le
désir. La destruction créatrice traduirait seulement les fluctuations de la
volonté dans sa recherche de satisfaction.
Adopter
la volonté comme source de réflexion conduit naturellement à la praxéologie et
à l’éthique. Le consentement individuel, critère pratique justifié par une
relation très étroite entre ces trois disciplines que sont droit, éthique et
métaphysique, déguisé éventuellement sous le concept de « droit
naturel », peut devenir la clé de voûte théorique de la vie sociale, alors
qu’en pratique c’est la violence, légale ou non, qui règle tout. De là un idéal
libertarien toujours plus actuel, à la fois utopique et rationnel, qui risque, face
à la réalité étatique de la loi du plus fort et à l’aveuglement des populations,
de rester longtemps dans son paradis platonicien et de ne jamais se concrétiser.
La
volonté est indissociable d’un autre phénomène : la conscience, si bien
que les deux sont associés/dissociés par les philosophes (volonté et
représentation chez Schopenhauer, intention et conscience dans le bouddhisme)
ou confondus sous un seul concept (pensée chez Spinoza, intentionnalité chez
les phénoménologues). La « philosophie transcendantale »,
aboutissement de l’idéalisme le plus rigoureux (d’autres diront le moins
fantaisiste), est la tendance philosophique qui affirme le primat de la
conscience (sans pour autant en faire un principe ontologique et un monisme).
La conscience est la réalité la plus immédiate qui nous soit donnée, la réduire
à un épiphénomène est une aberration qui conduit la connaissance dans une
impasse.
Le
prolongement métaphysique de la question de la volonté nous mène à la croisée
des chemins, à la question existentielle. La volonté/conscience étant
« prise » et même emprisonnée dans le processus d’individuation (on
ne rencontre jamais une « volonté cosmique » ni une « volonté
générale », mais uniquement des volontés individuelles, séparées dans le
temps et l’espace, antagonistes ou coopératives), l’individu est ainsi
confronté à un dilemme téléologique, à une urgence concernant son propre être
et sa destinée : soit affirmer cette volonté dans le périmètre (limité) où elle
s’exerce, soit la nier (je ne détaille pas ici les raisons derrière ces choix).
Le premier choix est celui de Nietzsche (auquel on peut rattacher les
hédonistes, les positivistes, et la majorité des philosophies et des religions
positives), le second celui de Schopenhauer ainsi que des pessimistes, de la
philosophie indienne, des ascétismes de toutes sortes. Je développe ce dernier thème
dans ses aspects théoriques et pratiques dans mon dernier livre, où j’expose le
traitement radical que le bouddhisme, métaphysique sceptique et pratique, opère
de ce point de vue. Certains pourraient parler d’un nihilisme transcendantal, qui
juge la vie « courte, brutale, insipide » (Roland Jaccard), et qui refuse
l’éternel retour nietzschéen pour préférer un éternel départ...
Même si
l’effort pour surmonter l’absurde est souvent périlleux, la philosophie (antique
ou moderne, continentale ou non) peut nous aider à vivre, c’est incontestable :
elle nous offre certes des raisons de désespérer,
mais en même temps elle nous enlève nos illusions les plus chères pour affiner
notre vision du monde et mieux éclairer notre chemin.
Auto-bibliographie :
-
Faut-il avoir peur de la liberté ? - Le libéralisme en 21 questions, 2012
(gratuit sur site de l'Institut Coppet)
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