mercredi 9 novembre 2022

Le Métaphysicon de Jean-Pierre Petit : métaphysique pour tous !

 Le Métaphysicon de Jean-Pierre Petit : métaphysique pour tous !

Thierry Falissard

Jean-Pierre Petit, physicien et vulgarisateur autant prolifique qu’atypique, sinon « hérétique », a publié en 2020 un livre inclassable : le Métaphysicon (co-écrit avec le journaliste Jean-Claude Bourret). De même que son Topologicon traitait de topologie, son Logotron du langage, son Chronologicon du temps, son Géométricon de géométrie, le Métaphysicon traite de… métaphysique !


Thierry Falissard est ingénieur, traducteur, et auteur de plusieurs livres[i]. Il a publié un livre sur la métaphysique bouddhique (La pensée bouddhiste, Almora, 2016) et a traduit en français deux ouvrages du maître de méditation anglo-australien Ajahn Brahm. A paraître : Ainsi parlait le Bouddha (Arfuyen, 2023) et Métaphysique bouddhique.

La métaphysique a mauvaise presse de nos jours. Elle est un peu la laissée-pour-compte de disciplines connexes souvent elles-mêmes très controversées : philosophie, spiritualité, religion, ésotérisme, occultisme, ou même ufologie et science-fiction. Elle n’a jamais été vraiment abordée de manière scientifique. Emmanuel Kant la voyait comme « une mer sans rivage, sur laquelle le progrès ne laisse aucune trace[ii] ». Pour le philosophe Marcel Conche[iii], c’est davantage une recherche, une « tentative de trouver la vérité au sujet du tout de la réalité », mais elle ne mène pas à une vérité unique (au grand désespoir des esprits scientifiques, on l’imagine !). Marcel Conche affirme ainsi qu’il y a plusieurs métaphysiques possibles (évidemment contradictoires entre elles), et plusieurs argumentations possibles pour les soutenir.

Jean-Pierre Petit a donc le mérite d’essayer de traiter scientifiquement un sujet qui semble par nature échapper à la science, faute d’expérimentation ou de système englobant. Mais le « savanturier » s’aventurerait-il un peu trop loin, un peu trop au-delà de la physique, son domaine de prédilection ?

En pratique (si l’on peut dire pour ce type de sujet…), il y a deux façons d’aborder la métaphysique : la voie extérieure, et la voie intérieure.

La voie extérieure est celle de la philosophie, et parfois (rarement) celle de la science. Elle procède par construction spéculative, à partir de concepts souvent mal définis (Dieu, âme, Absolu…), et use de « démonstrations » contestables (avec usage immodéré de la pétition de principe ou du raisonnement circulaire[iv]) pour aboutir généralement à une forme de dogmatisme. C’est le royaume de l’improuvable, qui mène soit à la religion proprement dite, soit à des systèmes d’apparence grandiose (Spinoza, Hegel) qui n’apportent rien de concret et n’éclairent pas vraiment les mystères que la discipline est censée résoudre :

« Ils ne connaissent que les plus hautes abstractions, telles que : être, essence, devenir, absolu, infini, etc. Ils partent de celles-ci et bâtissent des systèmes dont le contenu n’aboutit en fin de compte qu’à des mots. A vrai dire, ces mots ne sont que des bulles de savon, avec lesquelles on peut jouer un instant, mais qui ne peuvent toucher le sol sans éclater. »[v]

Cette voie typiquement occidentale, encore accentuée par l’influence restrictive du monothéisme, qui aurait instauré ce qu’un historien appelle « tyrannie de la vérité[vi] », a toujours été combattue par ces anti-métaphysiciens que sont les sceptiques (Pyrrhon, bouddhisme primitif[vii]…), les empiristes (Hume), et plus tard les « philosophes du soupçon » et ceux de la tradition analytique anglo-saxonne. La science, au moins depuis Galilée, vient également à la rescousse pour démolir tous les systèmes dogmatiques en exposant leurs invraisemblances ou leurs contradictions, mais sans rien proposer de réellement positif en échange. Les rares études scientifiques menées sur le domaine sont le plus souvent, bien injustement, moquées, ignorées ou reléguées au rayon « ésotérisme » des bibliothèques[viii].

L’autre voie, la voie intérieure, est celle des mystiques, des ascètes, des intuitifs de tout poil. Leur expérience est sans aucun doute profonde et exaltante, mais elle n’aboutit pas à des « vérités » facilement partageables avec autrui, encore moins à une possibilité d’expérimentation, car elle relève uniquement d’une intuition métaphysique[ix]. Notons que certains métaphysiciens (Platon, Spinoza, Schopenhauer) utilisent simultanément les deux voies : à partir de leur intuition, de leur « ressenti » de la nature de la réalité et de l’unité de l’être, ils parviennent à construire un système rationnel et apparemment cohérent. Mais chacun d’entre eux défend son propre système et combat celui des autres !

Jean-Pierre Petit, en bon scientifique, choisit évidemment la voie extérieure, avec ses limitations, et même ses outrances (la couverture du Métaphysicon nous apprend ainsi que « nous avons une âme, qui survit après notre mort », mais la démonstration fait quelque peu défaut[x]).

Le mérite de son livre est de présenter un modèle qui puisse décrire certains phénomènes encore inexpliqués. Le point de départ est ce qu’on pourrait appeler un « dualisme pratique » qui sépare le corps (le matériel, la biosphère) et l’esprit (la noosphère). Même si J.-P. Petit assimile un peu trop vite la noosphère au « monde métaphysique » (ce qui l’amène à confondre constamment le paranormal et la métaphysique proprement dite[xi]), cette description a l’avantage d’échapper au réductionnisme et au matérialisme, qui ramènent tout à la matière et voient la conscience comme un simple épiphénomène.

Ce concept de noosphère, qui correspond aussi à ce que le bouddhisme appelle ālayavijñāna (réceptacle de conscience, ou conscience tréfonds[xii]), permet à J.-P. Petit de décrire (à défaut d’expliquer) de nombreux phénomènes : les différents états de conscience, altérés ou non (ce sont les faisceaux du schéma), les vies antérieures (les petits cercles figurés dans la noosphère), le prāna, le « corps astral », le rêve, la télépathie, les égrégores, la psychokinèse, la réincarnation, les « sorties de corps » (NDE), la médiumnité, etc. Petit procède par analogie avec le monde physique, en spéculant sur l’existence de méta-photons, d’une méta-matière, de méta-corps, d’une méta-gravitation, d’un « principe de Métarchimède », etc., et de processus comparables à ceux de la physique. Ces analogies sont certes contestables, car on ne voit pas pourquoi le fonctionnement du monde de l’esprit serait calqué sur celui de la physique, mais elles permettent d’établir des correspondances entre ces deux « plans de réalité », le physique et le « métaphysique ». Petit aboutit à une sorte de panpsychisme finaliste : la vie, dès la cellule, obéirait à un pilotage psychique, une « âme collective » caractéristique d’une espèce, et qui chercherait toujours à « étendre son champ relationnel » par la complexification.

On regrettera évidemment que le sujet de la méditation n’occupe qu’une seule page : c’est là la « voie intérieure » que nous avons évoquée plus haut, et qui n’a pas forcément de rapport avec les « chakras », comme le pense J.-P. Petit. Elle est encore peu étudiée par les scientifiques (neurosciences). On ne peut la réduire simplement à une « activité cérébrale de rythme alpha », pourtant les scientifiques n’ont rien de mieux à proposer ! La conscience (chez les méditants avancés) est pleinement focalisée sur la noosphère, comme coupée du corps, et différents états de conscience, plus ou moins sublimés, apparaissent, le plus commun étant celui du « sentiment océanique » décrit par Romain Rolland[xiii]. C’est la voie métaphysique par excellence en Orient, que l’Occident commence à peine à découvrir, en la banalisant au passage pour en exclure tout aspect métaphysique (avec des pratiques telles que la MBSR du professeur Jon Kabat-Zinn : réduction du stress basée sur la pleine conscience). En matière de méditation, l’hindouisme, le bouddhisme, le taoïsme fournissent tous des repères et des pratiques de grand intérêt, mais en fin de compte tout est affaire d’expérience personnelle, et non de spéculation ou de croyance[xiv].

Les annexes occupent le tiers final du livre. On y appréciera un joli conte philosophique (L’homme en vert) et une description de la démarche de l’auteur dans ses recherches.

Le livre de Petit (qui n’est pas un petit livre, mais un gros livre !) aura donc la malchance de ne satisfaire ni les scientifiques, ni les philosophes, ni les mystiques de toutes chapelles ! Cependant, c’est une tentative louable qui vise à « scientiser » un domaine obscur, fuyant (voire indéfinissable) et encore totalement inexploré. L’avenir dira si c’est une impasse scientifique ou si c’est une modélisation qui a une certaine valeur et peut ouvrir de nouveaux horizons.

 

 

 

 

 

 



[ii] E. Kant, Les progrès de la métaphysique, posthume, 1793-1795.

[iii] Marcel Conche, Métaphysique, PUF, 2012.

[iv] Par exemple, la bien connue « preuve ontologique » pour prouver l’existence de « Dieu », ou la « démonstration » qu’en proposait de son côté le logicien Kurt Gödel. Cela n’a pour effet que de convaincre les déjà convaincus !

[v] Schopenhauer, Parerga, Sur la philosophie dans les universités (traduction Jackson).

[vi] Pierre Vesperini, La philosophie antique, 2019.

[vii] Voir K.N. Jayatilleke, Early Buddhist Theory of Knowledge, 1963.

[viii] Par exemple l’étude rigoureuse menée en 1966 par le professeur Ian Stevenson sur la réincarnation (Vingt cas suggérant le phénomène de réincarnation, J’ai lu, 2007).

[ix] Le terme d’intuition métaphysique est dû à l’érudit hindouiste Swâmi Siddheswarânanda (L’intuition Métaphysique, Dervy-livres, 1976).

[x] Le bouddhisme, par exemple, nie la notion d’âme immortelle, tout en admettant qu’il puisse y avoir une vie après la mort. C’est un « courant de conscience » impersonnel qui joue en quelque sorte le rôle d’une âme transmigrante.

[xi] Comme Spinoza, nous pensons que le « surnaturel », le paranormal, n’est que du « naturel » encore inexpliqué. En revanche, il pourrait y avoir des choses « absolument inexplicables » (l’existence elle-même, l’Absolu…), et celles-ci relèveraient de la métaphysique au sens strict.

[xii] Ce que le philosophe Bernardo Kastrup appelle également « mind-at-large ». Voir Kastrup, Brief peeks beyond, iff Books, 2015.

[xiii] Dans la lettre de Romain Rolland à Sigmund Freud datée du 5 décembre 1927.

[xiv] Par exemple : « dans le bouddhisme, il n’y a pas de livre sacré, c’est la méditation qui en tient lieu. » (Ajahn Brahm)

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