Thierry Falissard
Jean-Pierre Petit, physicien et vulgarisateur autant prolifique qu’atypique, sinon « hérétique », a publié en 2020 un livre inclassable : le Métaphysicon (co-écrit avec le journaliste Jean-Claude Bourret). De même que son Topologicon traitait de topologie, son Logotron du langage, son Chronologicon du temps, son Géométricon de géométrie, le Métaphysicon traite de… métaphysique !
Thierry Falissard est ingénieur,
traducteur, et auteur de plusieurs livres[i].
Il a publié un livre sur la métaphysique bouddhique (La pensée bouddhiste, Almora, 2016) et a traduit en français deux
ouvrages du maître de méditation anglo-australien Ajahn Brahm. A
paraître : Ainsi parlait le Bouddha
(Arfuyen, 2023) et Métaphysique
bouddhique.
La métaphysique a mauvaise presse
de nos jours. Elle est un peu la laissée-pour-compte de disciplines connexes
souvent elles-mêmes très controversées : philosophie, spiritualité,
religion, ésotérisme, occultisme, ou même ufologie et science-fiction. Elle n’a
jamais été vraiment abordée de manière scientifique. Emmanuel Kant la voyait
comme « une mer sans rivage, sur laquelle le progrès ne laisse aucune
trace[ii] ».
Pour le philosophe Marcel Conche[iii],
c’est davantage une recherche, une « tentative de trouver la vérité au
sujet du tout de la réalité », mais elle ne mène pas à une vérité unique
(au grand désespoir des esprits scientifiques, on l’imagine !). Marcel
Conche affirme ainsi qu’il y a plusieurs métaphysiques possibles (évidemment contradictoires
entre elles), et plusieurs argumentations possibles pour les soutenir.
Jean-Pierre Petit a donc le
mérite d’essayer de traiter scientifiquement un sujet qui semble par nature
échapper à la science, faute d’expérimentation ou de système englobant. Mais le
« savanturier » s’aventurerait-il un peu trop loin, un peu trop
au-delà de la physique, son domaine de prédilection ?
En pratique (si l’on peut dire
pour ce type de sujet…), il y a deux façons d’aborder la métaphysique : la
voie extérieure, et la voie intérieure.
La voie extérieure est celle de
la philosophie, et parfois (rarement) celle de la science. Elle procède par construction
spéculative, à partir de concepts souvent mal définis (Dieu, âme, Absolu…), et
use de « démonstrations » contestables (avec usage immodéré de la
pétition de principe ou du raisonnement circulaire[iv])
pour aboutir généralement à une forme de dogmatisme. C’est le royaume de
l’improuvable, qui mène soit à la religion proprement dite, soit à des systèmes
d’apparence grandiose (Spinoza, Hegel) qui n’apportent rien de concret et
n’éclairent pas vraiment les mystères que la discipline est censée résoudre :
« Ils ne connaissent que les plus
hautes abstractions, telles que : être, essence, devenir, absolu, infini,
etc. Ils partent de celles-ci et bâtissent des systèmes dont le contenu
n’aboutit en fin de compte qu’à des mots. A vrai dire, ces mots ne sont que des
bulles de savon, avec lesquelles on peut jouer un instant, mais qui ne peuvent
toucher le sol sans éclater. »[v]
Cette voie typiquement
occidentale, encore accentuée par l’influence restrictive du monothéisme, qui
aurait instauré ce qu’un historien appelle « tyrannie de la vérité[vi] »,
a toujours été combattue par ces anti-métaphysiciens que sont les sceptiques
(Pyrrhon, bouddhisme primitif[vii]…),
les empiristes (Hume), et plus tard les « philosophes du soupçon » et
ceux de la tradition analytique anglo-saxonne. La science, au moins depuis
Galilée, vient également à la rescousse pour démolir tous les systèmes
dogmatiques en exposant leurs invraisemblances ou leurs contradictions, mais
sans rien proposer de réellement positif en échange. Les rares études
scientifiques menées sur le domaine sont le plus souvent, bien injustement,
moquées, ignorées ou reléguées au rayon « ésotérisme » des
bibliothèques[viii].
L’autre voie, la voie intérieure,
est celle des mystiques, des ascètes, des intuitifs de tout poil. Leur
expérience est sans aucun doute profonde et exaltante, mais elle n’aboutit pas
à des « vérités » facilement partageables avec autrui, encore moins à
une possibilité d’expérimentation, car elle relève uniquement d’une intuition
métaphysique[ix].
Notons que certains métaphysiciens (Platon, Spinoza, Schopenhauer) utilisent
simultanément les deux voies : à partir de leur intuition, de leur
« ressenti » de la nature de la réalité et de l’unité de l’être, ils
parviennent à construire un système rationnel et apparemment cohérent. Mais
chacun d’entre eux défend son propre système et combat celui des autres !
Le mérite de son livre est de
présenter un modèle qui puisse décrire certains phénomènes encore inexpliqués.
Le point de départ est ce qu’on pourrait appeler un « dualisme
pratique » qui sépare le corps (le matériel, la biosphère) et l’esprit (la
noosphère). Même si J.-P. Petit assimile un peu trop vite la noosphère au
« monde métaphysique » (ce qui l’amène à confondre constamment le paranormal
et la métaphysique proprement dite[xi]),
cette description a l’avantage d’échapper au réductionnisme et au matérialisme,
qui ramènent tout à la matière et voient la conscience comme un simple épiphénomène.
On regrettera évidemment que le
sujet de la méditation n’occupe qu’une seule page : c’est là la
« voie intérieure » que nous avons évoquée plus haut, et qui n’a pas
forcément de rapport avec les « chakras », comme le pense J.-P.
Petit. Elle est encore peu étudiée par les scientifiques (neurosciences). On ne
peut la réduire simplement à une « activité cérébrale de rythme alpha »,
pourtant les scientifiques n’ont rien de mieux à proposer ! La conscience
(chez les méditants avancés) est pleinement focalisée sur la noosphère, comme
coupée du corps, et différents états de conscience, plus ou moins sublimés,
apparaissent, le plus commun étant celui du « sentiment océanique »
décrit par Romain Rolland[xiii].
C’est la voie métaphysique par excellence en Orient, que l’Occident commence à
peine à découvrir, en la banalisant au passage pour en exclure tout aspect
métaphysique (avec des pratiques telles que la MBSR du professeur Jon
Kabat-Zinn : réduction du stress basée sur la pleine conscience). En
matière de méditation, l’hindouisme, le bouddhisme, le taoïsme fournissent tous
des repères et des pratiques de grand intérêt, mais en fin de compte tout est
affaire d’expérience personnelle, et non de spéculation ou de croyance[xiv].
Les annexes occupent le tiers
final du livre. On y appréciera un joli conte philosophique (L’homme en vert) et une description de
la démarche de l’auteur dans ses recherches.
Le livre de Petit (qui n’est pas
un petit livre, mais un gros livre !) aura donc la malchance de ne
satisfaire ni les scientifiques, ni les philosophes, ni les mystiques de toutes
chapelles ! Cependant, c’est une tentative louable qui vise à
« scientiser » un domaine obscur, fuyant (voire indéfinissable) et
encore totalement inexploré. L’avenir dira si c’est une impasse scientifique ou
si c’est une modélisation qui a une certaine valeur et peut ouvrir de nouveaux
horizons.
[i] Voir la page
Amazon : https://www.amazon.fr/Thierry-Falissard/e/B00DO16C1I.
[ii] E. Kant, Les progrès de la métaphysique, posthume, 1793-1795.
[iii] Marcel Conche, Métaphysique, PUF, 2012.
[iv] Par exemple, la bien
connue « preuve ontologique » pour prouver l’existence de
« Dieu », ou la « démonstration » qu’en proposait de son
côté le logicien Kurt Gödel. Cela n’a pour effet que de convaincre les déjà
convaincus !
[v] Schopenhauer, Parerga, Sur la philosophie dans les
universités (traduction Jackson).
[vi] Pierre Vesperini, La philosophie antique, 2019.
[vii] Voir K.N. Jayatilleke, Early Buddhist Theory of Knowledge,
1963.
[viii] Par exemple l’étude rigoureuse
menée en 1966 par le professeur Ian Stevenson sur la réincarnation (Vingt cas suggérant le phénomène de
réincarnation, J’ai lu, 2007).
[ix] Le terme d’intuition
métaphysique est dû à l’érudit hindouiste Swâmi Siddheswarânanda (L’intuition Métaphysique, Dervy-livres,
1976).
[x] Le bouddhisme, par
exemple, nie la notion d’âme immortelle, tout en admettant qu’il puisse y avoir
une vie après la mort. C’est un « courant de conscience » impersonnel
qui joue en quelque sorte le rôle d’une âme transmigrante.
[xi] Comme Spinoza, nous
pensons que le « surnaturel », le paranormal, n’est que du
« naturel » encore inexpliqué. En revanche, il pourrait y avoir des
choses « absolument inexplicables » (l’existence elle-même,
l’Absolu…), et celles-ci relèveraient de la métaphysique au sens strict.
[xii] Ce que le philosophe
Bernardo Kastrup appelle également « mind-at-large ». Voir Kastrup, Brief peeks beyond, iff Books, 2015.
[xiii] Dans la lettre de
Romain Rolland à Sigmund Freud datée du 5 décembre 1927.
[xiv] Par exemple : « dans
le bouddhisme, il n’y a pas de livre sacré, c’est la méditation qui en tient
lieu. » (Ajahn Brahm)
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