SOUMISSION:IMPOSSIBLE
Thierry Falissard
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Avant même de
sortir en librairie (n’est pas piraté qui veut), le roman « Soumission »
de Houellebecq a beaucoup fait parler de lui.
Pour certains
critiques, il s’agit là d’une œuvre aussi grandiose que le 1984 d’Orwell ;
pour d’autres c’est une simple provocation qui n’a rien de visionnaire. Si vous
voulez vous en épargner la lecture, notre article tombe à point pour vous en
donner les grandes lignes.
On a donc un
récit à la première personne. Au centre, le héros, un intellectuel parisien de
la rive gauche − davantage XIIIe arrondissement que Saint-Sulpice
(comme on le voit, l’axe est d’emblée déplacé vers l’Orient). C’est un
littéraire aussi talentueux que nombriliste, qui à Bloy l’imprécateur préfère
Huysmans le décadent (dont il est amené, de par sa compétence sur le sujet, à
préfacer les œuvres complètes dans la Pléiade). Le lecteur appréciera peut-être,
ici et là, un humour houellebecquien assez facile, entre ruminations et supputations,
poltronnerie et veulerie :
« En
vieillissant, je me rapprochais moi-même de Nietzsche, comme c'est sans doute
inévitable quand on a des problèmes de plomberie... »
« Je ne connaissais à vrai dire à peu
près rien du Sud-ouest, sinon que c’est une région où l’on mange du confit de
canard ; et le confit de canard me paraissait peu compatible avec la guerre
civile. Enfin, je pouvais me tromper. »
Autour du
héros, un paysage électoral inédit. L’élection présidentielle de 2022 conduit droite
et gauche, pour faire barrage à l’extrême-droite, à s’unir dans un « front
républicain élargi » pour s’allier au candidat musulman dit
« modéré », en bonne position pour le second tour. Ce dernier gagne
l’élection en s’étant habilement placé sur le terrain des valeurs, prônant
« la restauration de la famille, de la morale traditionnelle
et implicitement
du patriarcat », rassurant la droite et les catholiques, sans que
ni la gauche antiraciste ni les identitaires marginalisés puissent s’y opposer en
quelque façon que ce soit. Les
musulmans affirment d’ailleurs, comme partisans du distributivisme,
n’avoir aucune divergence avec la gauche, le seul point d’achoppement avec elle
étant l’éducation, domaine où ils ont des idées bien arrêtées. Aussi, l’élection
est couronnée par le choix judicieux de Bayrou comme premier
ministre, prime bien méritée à l’opportunisme politique − qu’importent les idées
pourvu qu’on ait le poste... En somme, la France continue à être gouvernée au
centre, comme elle l’a presque toujours été.
Le récit
étant marqué par la subjectivité du narrateur et par son nihilisme jouisseur,
on ne peut que deviner les événements politiques qui surviennent en
arrière-plan, suggérés sans trop de précision (ce n’est pas un roman de
politique-suspense). Tout ce qu’on peut en dire est que tout se passe quasiment
sans accroc. Le candidat, à défaut d’être « normal » au sens
hollandien, a été normalement élu et applique normalement son programme. Avec
succès et diligence, car bien vite, entre autres réussites, il supprime le chômage (ce qui est d’autant plus facile que les
femmes n'ont plus le droit de travailler), et rallie à sa cause les enseignants,
tout autant piliers du système que sous le socialisme (l'université
islamique multiplie par trois leur salaire, avec le soutien des pays du Golfe −
foin de la laïcité ! −). Il entame même un élargissement de l'Europe aux pays
du Maghreb...
Comment en
est-on arrivé là ? Bien opportunément, c’est un
antilibéralisme peu
nuancé, bien français, qui arrive à la rescousse pour fournir une explication à
cette islamisation de la société. L’analyse de l’auteur semble être la
suivante. Le libéralisme aurait détruit la société
traditionnelle mais aurait buté sur deux réalités sur lesquelles il n’avait pas
prise : la famille et la démographie. Loin d’être l’émanation d’un
anti-occidentalisme violent et fanatique, l'islam est
présenté comme l'aboutissement logique de la civilisation occidentale, de ses valeurs
matérialistes destructrices des « valeurs traditionnelles »... D’où
le retour en force, par effet boomerang, d’une idéologie capable de revigorer
la vieille Europe décadente, idéologie devenue hégémonique, que celle-ci
accepte avec lassitude
et fatalisme (« il arriverait ce qui doit arriver »). Une citation caractéristique, que l’on espère ironique :
« L'arrivée massive de
populations immigrées empreintes d'une culture traditionnelle encore marquée
par les hiérarchies naturelles, la soumission de la femme et le respect dû aux
anciens constituait une chance historique pour le réarmement moral et familial
de l'Europe, ouvrait la perspective d'un nouvel âge d'or pour le vieux
continent. »
L’élite
française ne devient même pas dhimmie, elle s’adapte
comme elle l’a toujours fait, en se convertissant en masse (c'est obligatoire
pour enseigner à l'université islamique de la Sorbonne). L'islam étant davantage
une orthopraxie qu’une orthodoxie, on ne s’embarrasse pas de formalités
compliquées. L’islam c’est jeune, efficace, exotique. On ne sonde pas les cœurs,
mais on rallie efficacement les esprits. Le mot « charia » n’est même
pas prononcé, sauf au détour d'une phrase, presque par inadvertance, comme
composante normale de la nouvelle politique.
Le
héros du roman lui-même finit probablement par se convertir à l’islam. C’est
facile, et ça rapporte gros : un bon poste à l’Université et plusieurs
épouses judicieusement choisies par des marieurs professionnels.
En
fin de compte, il semble qu’une majorité de la population (exclusivement
masculine, cependant) s’accommode de l’islam, et même y trouve beaucoup
d'avantages. Quant aux femmes,
elles sont bien peu présentes dans ce roman, la seule qui ait un rôle un tant
soit peu important s’expatrie en Israël avant les événements.
Où est la polémique,
alors ? Justement, il n’y en a pas ! La
polémique n’est pas à l’intérieur du livre, mais en dehors, dans les
commentaires et réactions des lecteurs titillés ou révoltés par la peinture
plus ou moins réaliste d’une France islamisée. La nonchalance des Occidentaux
les mènera-t-elle inexorablement à une soumission devant une religion
conquérante, comme le redoutent certains ? Au contraire, les excès de l’islamisme
conduiront-ils à la marginalisation ou à la « normalisation » de
l’islam, comme il en a été pour le judaïsme dans l’Antiquité ?
Impossible de trancher aujourd’hui entre Cassandre et Hérodote, entre
l’histoire tragique et l’histoire qui bégaie.
L’anticipation
de Soumission est du domaine du possible, à défaut d’être dans celui du
probable. Cette extrapolation audacieuse donne en fin de compte un petit roman plus
divertissant que stimulant, qui surfe sur l’esprit du temps. On est bien loin du remarquable
« Camp des saints » de Raspail (1973), excessif lui aussi, mais où se
déployait un insoutenable suspense psychologique devant l’inéluctable. Dans
Soumission, l’invasion n’est pas physique comme chez Raspail, elle est
mentale ; elle n’est pas repoussée dans un futur angoissant, elle a déjà
été réalisée dans les têtes ; elle n’est pas l’œuvre de terroristes
sanguinaires qui font l’actualité, mais elle est consentie par une majorité de
la population. C’est ce qui rend le livre déroutant : trop en avance sur
son temps, ou trop tiré par les cheveux ? On en reparlera en 2022 !
1 commentaire:
Merci Thierry pour cette recension.
Tu résumes ce que j'en pensais et la raison, alors que j'avais lu ses autres ouvrages, pour laquelle je n'avais pas acheté celui-ci.
Et puis, Onfray l'ayant "qualifié" et sa sortie en poche (donc pas trop cher) j'en ai fait l'acquisition. Je ne l'ai pas encore lu et j'hésite à le faire, sachant trop, surtout après ce que tu viens d'en dire, ce que j'y trouverais et qui me déprimera.
Maintenant, c'est la manière de Houellebecq, de tenir pour vrai, qu'une probabilité. Est-ce pour autant qu'il aspire à une telle extrémité ? Je suis aussi en train de lire 2084, qui lui s'en moque en étant plus ésotérique. Où est le juste milieu pour refuser ce basculement de notre civilisation. J'ai aussi lu le camp des Saints, où au de la l'invasion, c'était la veulerie de nos dirigeants qui y était dénoncée. Cela a-t-ils servi à quoique ce soit ? Beaucoup ne peuvent pas le lire, tant ils ont peur de cette "possible" vérité.
Je vais pour le moment encore moins le lire.
Je hais ce futur rétrograde, face auquel malheureusement je me sens impuissant.
Bien cordialement à toi.
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