En matière éthique, la "vieille école" à laquelle
j'appartiens, qui cherche à voir les choses sub specie aeternitatis (grande
prétention !), soutient que le droit repose nécessairement sur une éthique[1], et que
l'éthique repose nécessairement sur une métaphysique
(explicite ou implicite, liée à une religion ou non)[2].
La tendance de l'éthique contemporaine est de laisser
volontairement de côté la métaphysique, source d'interminables dissensions et
controverses, pour se préoccuper d'abord de la cohérence interne de l'éthique
proposée. Pour éviter de sombrer dans l'indémontré, et pour trouver un terrain
d'entente commun à tous les êtres rationnels, on retourne à l'ambition
kantienne de fonder une éthique sur la seule rationalité, ou du moins, ambition
plus modeste et plus "criticiste" dans son esprit, d'examiner la
cohérence de toute éthique et de la mettre en cause dès qu'elle s'écarte de
manière flagrante de la rationalité.
Ainsi, un libéral de gauche comme Ruwen Ogien n'hésite pas à
dénoncer le paternalisme
de certaines positions éthiques contemporaines, notamment celles qui invoquent
la "dignité humaine" ou fustigent la "marchandisation", éthiques
qui visent à protéger les gens
d'eux-mêmes et à faire leur bien sans tenir compte de leur opinion. Ogien
dénonce la contradiction qu'il y a, au
nom d'une conception de la liberté, d'empêcher justement les gens d'agir
librement (qu'il s'agisse de drogue, de prostitution ou même de vente d'organes). Ogien
aboutit ainsi à une "éthique minimale", celle de la non-nuisance à
autrui, à la suite du libéral utilitariste du XIXe siècle John
Stuart Mill dont il se réclame. C'est cette éthique, à quelques détails près,
que les libéraux préconisent comme fondement du droit, quelles que soient leurs
options "métaphysiques" par ailleurs. Il se trouve par chance que
quasiment toutes les religions ou sagesses antiques préconisent la
non-agression, de même les éthiques contemporaines (Golden Rule) : c'est
là un élément supplémentaire qui plaide en faveur de ce principe.
De la sorte, on tend
à s'établir avantageusement dans le confort d'une éthique déontologique
libérale, exprimée par le principe de non-agression (ou sa version un peu plus faible, le
principe de non-nuisance). On évite les affres de l'éthique conséquentialiste
et de son précepte honni "la fin justifie les moyens", à la source
d'innombrables crimes étatiques, si ce n'est de tous. On est heureux d'avoir
découvert un principe unique, un "fil à plomb" du libéralisme, qui semble
pouvoir donner réponse à tout. Ce principe, développé dans ses conséquences les
plus extrêmes, conduit à condamner la plupart des actions de l'État (sinon
toutes), et notamment l'impôt, qui est une agression, puisque
"imposé" sans promesse de contrepartie ni possibilité pour l'individu
de refuser les "biens publics" en échange d'un non-paiement. Le
principe de non-agression a donc des conséquences révolutionnaires, que Ruwen
Ogien, en bon libéral
de gauche, ne se risque évidemment pas à envisager en totalité[3]...
A la suggestion que ce principe est utopique (l'équivalent
en physique d'un "principe de non-gravité", raille le libertarien
canadien Pierre Lemieux[4]), on pourrait
répondre qu'il peut être facilement adapté en "principe d'agression
minimale" dans les cas où l'agression est inévitable, au risque de pencher
vers le relativisme (car tout le monde n'a pas le même point de vue sur ce
qu'est une "agression minimale").
Et en effet, il
faut bien souvent quitter le confort déontologique du principe de non-agression
pur et dur pour se confronter à la réalité. Ce principe, que l'on voudrait
d'application universelle, ne nous est d'aucun secours notamment quand il
s'agit de choisir entre deux maux le moindre. On connaît le dilemme théorique
classique : "si l'on pouvait sauver un million d'hommes en en sacrifiant
un seul, faudrait-il s'en abstenir au nom de la non-agression ?". Ce
dilemme paraît tiré par les cheveux (sauf quand le "seul homme" à
sacrifier est un dictateur sanglant), mais on retrouve ce cas de figure
constamment en politique, sous diverses formes. La plus évidente est la
politique étrangère.
C'est un fait, il
existe bien une telle chose, la "politique étrangère" ; que l'on juge
l'État légitime ou non quant à son existence ou à son action n'y change rien[5].
Cette politique peut impliquer des agressions, comme
des guerres préventives ou des représailles. Agressions elles-mêmes financées
par d'autres agressions, à l'intérieur du pays, puisqu'on ne demande pas son
avis au contribuable, payeur en dernier ressort de l'action armée. Peut-il y
avoir un point de vue libéral unique dans ce domaine ?
L'application, sans
autre forme de procès, du principe de non-agression, aboutit à condamner toute
politique étrangère interventionniste. En effet, l'agression à l'étranger, même
si elle repose sur les meilleures intentions, est financée par une agression
fiscale à l'intérieur du pays, et soutenue par ce qu'on appelle un lobby
militaro-industriel qui veille à ses propres intérêts et qui est financé par la
coercition : il vit de la violence et n'agit qu'avec violence. De même qu'il
n'y a rien de moral à donner à un pauvre le produit d'un vol (ce que fait
constamment l'État-providence), il n'y a rien de moral à dépenser le
produit de l'impôt en visées bellicistes (autres que purement et clairement
défensives). Pour cette raison, la seule politique étrangère libérale serait
l'isolationnisme. Tel est le point de vue de Murray Rothbard (le
plus éminent représentant de l'anarcho-capitalisme), de Justin Raimondo
(animateur du site pacifiste antiwar.com), ou du politicien américain Ron Paul, qui
fustige ce qu'il appelle le "keynésianisme militaire"[6]. Rothbard affirme notamment :
La position libérale, en général, consiste à réduire le pouvoir de l'État,
à le ramener autant que possible à zéro,
et l'isolationnisme est la pleine
expression dans le domaine des affaires étrangères de l'objectif de diminution du pouvoir
de l'État à l'intérieur du pays[7].
Prenant la suite du
libéral déontologiste, le libéral conséquentialiste expliquera, non sans raison,
que si tous les pays pratiquaient une neutralité à la Suisse il n'y
aurait jamais de conflits entre eux ; de plus, ils réaliseraient des économies
substantielles (Ron Paul rappelle que les dépenses militaires des États-Unis
dépassent celles de toutes les autres nations réunies). On retournerait ainsi à la doctrine uti possidetis qui prévalut pendant tant de siècles, et
limitait l'étendue des conflits[8].
L'anarcho-capitaliste, de son côté, qui ne veut pas passer pour un pacifiste
béat, avancera avec raison qu'en l'absence d'État les individus pourraient toujours
se coaliser pour mener, à leurs frais, des guerres extérieures contre des
dictateurs ou des agresseurs potentiels ; les pacifistes ou les indifférents ne
seraient donc pas contraints de participer à des actions guerrières qu'ils n'approuvent
pas.
Pour François Guillaumat[9], au contraire, on aurait tort de mettre sur
le même plan interventionnisme économique et interventionnisme politique (ou
militaire). Il existe des lois économiques, et l'interventionnisme
économique enfreint constamment ces lois, d'où son échec constant (excepté pour
les quelques privilégiés qui bénéficient de l'intervention). Cependant, il
n'existe pas de loi politique, si ce n'est qu'à la fin il y a un vainqueur et
un vaincu ; pratiquer l'isolationnisme, c'est risquer de finir dans le camp des
vaincus. Si l'on avait pu éliminer Lénine avant 1917 et Hitler avant 1933,
aurait-il fallu s'en abstenir sous prétexte de non-agression et
d'isolationnisme ? Guillaumat défend une approche pragmatique non idéologique
et conclut :
En termes libertariens, la politique
internationale traite par définition de relations complexes entre bandes de
criminels. Si on prétend en juger, on doit analyser à chaque fois la situation
politique concrète, pour savoir quelle démarche se trouve être la moins
nuisible, et quand, et où.
Toutefois, quelque chose dans ce
point de vue libéral-conservateur ou néo-conservateur semble choquant à l'adepte de l'individualisme
méthodologique (position
"autrichienne" classique des libéraux) : c'est qu'on fait
implicitement une hypothèse de comparabilité dont on s'abstient en général dans
les autres domaines, comme en économie. Le contribuable ne pourrait-il pas estimer
que le mal qui lui est fait quand on lui prélève des impôts est
incomparablement supérieur au mal qu'il y aurait à tolérer des dictateurs
étrangers qui pourraient, hypothétiquement, lui nuire ou nuire à son pays ? Et
donc qu'il est en droit de souhaiter que ses impôts ne servent pas à mener des
guerres préventives ou autres actions belliqueuses à l'étranger, dont la
légitimité lui paraît douteuse ?
L'étatiste interventionniste
répondra que de toute façon les impôts ont été prélevés et que le seul choix
est à présent entre ne rien faire (et utiliser l'argent des impôts d'une autre
façon) ou parer par la force à une menace potentielle, qui pourrait avoir des
répercutions désagréables, quoique probablement lointaines et discutables, sur
le citoyen. On ne pourrait donc échapper à la tyrannie du "moindre
mal" ni au relativisme de l'"agression minimale"
remplaçant la non-agression, tout cela entièrement laissé au bon jugement du
politicien décideur...
Le libéral cohérent devrait, me semble-t-il, répondre : 無
(en chinois non simplifié dans le texte). Puisque mon consentement n'est pas
demandé, je n'ai à me prononcer ni pour ni contre. Des deux maux, je ne choisis
pas le moindre, puisque je n'ai de toute façon pas le droit de choisir. Reconnaître
mon impuissance à échapper à la spoliation qu'opère le belliciste est une
chose, approuver le belliciste dans ses choix en est une autre. Le belliciste
prétend agir pour notre bien, sans jamais nous demander notre point de vue.
C'est une forme de paternalisme
que libéraux de droite et de gauche devraient tous dénoncer.
En outre, comme il en est pour toute action étatique, l'intervention
militaire a vocation à s'étendre indéfiniment ; le "moindre mal" du
début se transforme vite en une maladie chronique, celle du supersized state que le libéral favorable
à l'intervention prétend pourtant dénoncer
par ailleurs : un super-État agressif au service d'une industrie de guerre et de mort, qui devient un
État-gendarme du monde après avoir été
(et ce n'est pas un hasard) un État-providence oppressif sur son territoire.
L'argument du "moindre mal", éventuellement accolé au sempiternel et très
fumeux "intérêt
général", est destiné à clore le bec du libéral cohérent et à fournir
un prétexte commode à toute intervention étatique à l'intérieur comme à
l'extérieur.
[1] En-dehors
évidemment des aspects purement conventionnels ou procéduraux du droit, par
exemple : "les automobilistes doivent rouler sur le côté droit de la
chaussée" ; une telle obligation est conventionnelle et n'a aucun contenu
éthique. En revanche, le droit civil est fondé en grande partie sur la
responsabilité individuelle et sur le respect des contrats passés.
[2] Schopenhauer est sans doute le premier philosophe à
énoncer clairement ce lien étroit entre droit et éthique, et entre éthique et
métaphysique.
[3] Son dernier livre, paru en avril 2013, "L'État nous rend-il meilleur ?",
explore le terrain - glissant pour un libéral - de la "justice
sociale". Sa thèse principale est "qu'il n'existe aucune
justification morale aux inégalités
économiques et sociales".
[5] De même qu'il existe une "politique
monétaire", et le fait que l'on estime illégitime l'existence d'une banque centrale n'y change
rien.
[8] Voir ce qu'en dit le blogueur libertarien
"réactionnaire" Mencius Moldbug : The shortest way to world peace.
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